Par Malcolm Reid

Photo : Lesley Bingham

Je suis entré dans la boutique Alpaqa, je voulais voir les arrivages du Pérou. Des gilets, des ponchos, des robes, tous en laine d’alpaga. Il y avait de belles choses.

« Est-ce que je peux vous aider? » demande la jeune femme.

« Euh... est-ce que David serait là? »

« Non mais il vient faire son tour souvent. Vous le connaissez? »

Je prends une grande respiration. « Je le connais depuis plus longtemps que je connais toute autre personne dans les alentours. »

Il s’agissait de David Dent, le propriétaire de la boutique Alpaqa. Dave est décédé cet hiver, et il faut que je raconte cet homme.

Il a vécu une vie de pure aventure. Je pense à Don Quijote, je pense à Monte-Cristo.

C’est à Montréal que je l’ai rencontré. Il m’a été présenté par Judy Suzuki, une amie au sein de la nouvelle gauche qui se formait au Canada en 1962.

« Malcolm, je te présente David. Et sa femme, ma sœur Cookie. »

Dave devait avoir à peu près 19 ans. Il était long and tall, beau garçon. La voix était douce. L’accent... britannique. « Salut Malcolm ». (Cookie, elle, était plus réservée).

Plusieurs filles de la famille Suzuki habitaient ensemble sur la rue Clark, dans le quartier des usines de couture de Montréal. Un genre de commune ! C’était une famille japano-canadienne de jeunes femmes intellectuelles et libres.

C’était Judy la voix de la famille. Une diplômée en génie, travaillant sur des chantiers et remplissant ses fins de semaine de meetings politiques et de débats sur l’indépendance et le socialisme.
« T'es journaliste, Malcolm? Mon père a été journaliste aussi, mais il a travaillé toute sa carrière sous le nom de Laidlaw. Nous, les filles, on préfère Suzuki. »

Et puis :
« David, tu sais, il étudie à McGill. Il a fondé un journal étudiant, qui s’appelle Roots, sur le campus. À McGill, imagine donc! Tiens, voici un exemplaire, avec un poème d’Aragon, dans le français original. Il y a un club communiste à McGill, tu sais. David y est pas mal actif. »

David était taciturne ce soir-là. Mais au cours de cette année 1962, il s’est révélé volubile, militant, argumentatif.

« Ma famille ? Pas grand-chose à dire. Famille militaire, en partie. C’est pas d’eux que j’ai mes idées de gauche! » (avec toujours la correctitude britannique en filigrane).

C’était la saison de l’émergence de la nouvelle gauche, mais David restait attaché à la vieille gauche, au Parti communiste. Sous l’influence des Suzuki Sisters, il était pas mal hippie aussi. Mais sans l’articuler, l’énoncer, le proclamer. Ce qu’il articulait, c’était la lutte des peuples colonisés pour se libérer. Y compris les Québécois et Québécoises.

« T'as vu le poème d'Aragon dans notre journal, Roots ? Mais c'est la langue québécoise que j'essaie de maîtriser. J’avance, je pense. J’aime ce qui n’est pas anglais. »

Quand j’ai quitté Montréal pour faire du journalisme à Sherbrooke, je ne pensais pas spécialement retrouver Dave Dent un jour. Je pouvais l’appeler « Comrade Dave », mais c’était pour faire de l’humour. Car je n’avais jamais partagé son marxisme à la soviétique. Quand j’ai commencé à écrire mon livre sur le mouvement Parti pris, je ne le voyais pas dans les environs. Quand, marié à Réjeanne, je suis parti à Toronto pour être reporter au Globe and Mail, Dave était un souvenir.

Mais Réjeanne et moi revenions au Québec, à Québec, où j’étais envoyé par le Globe and Mail. C’était sept ans plus tard. Et qui était là, dans la Tribune de la presse au Parlement?

David Dent ! David-the-Tooth himself.

Il était devenu journaliste lui aussi. Il était correspondant de la Gazette, de Montréal. Il mettait cravate et veston sport, il habitait sur la rue d’Aiguillon. «Je traverse
le cimetière Saint-Matthew pour monter la colline parlementaire. Ça guérit ma gueule de bois, si j’ai fêté la veille.» Je n’ai pas vu Cookie à cette période, mais elle et David allaient avoir plusieurs enfants. Le lien était encore là.

Dans son appartement, il avait un encadré où le crime reporter de la Gazette applaudissait presque la prévalence des règlements de compte (des assassinats) dans le
« milieu » montréalais (une ironie de David ?). Et au parlement, sur son mur, une grande photo couleur de Che Guevara. Car Dave était un révolutionnaire glissé dans la peau d’un journaliste straight. Bientôt, c’était la bataille entre lui et ses patrons. Dave était out.

On a trinqué à son départ pour un nouvel horizon. Lequel serait-il ?

Réjeanne et Malcolm se sont installés dans leur maison sur la rue Saint-Gabriel. C’était en 1975. Et presque tout de suite, on commençait à recevoir des visites de la famille Dent (« on » : Réjeanne, Malcolm et la petite Joëlle).

La nouvelle famille Dent, on s’entend.

L’épouse de David maintenant était la très contre- culturelle Lesley. Lesly Bingham. Elle était britannique comme lui, et je crois qu’elle avait fait le trek culturel à Stonehenge à l’époque de la toune de Peter Gabriel, et qu’ils s’étaient rencontrés là:

Looking out on Solsbury Hill...
I walked right outta the machinery...

Mais maintenant, le grand lien entre la nouvelle gauche et l’Amérique latine avait saisi David. Lesley et lui étaient installés à Juliaca, dans les Andes du Pérou. En même temps, ils maintenaient un home dans un village du Bas- Saint-Laurent appelé Lots Renversés. Au Mexique, lors d’un voyage, entre les deux continents, Lesley avait donné naissance à un petit garçon blond nommé Dorado, qui allait grandir avec ses soeurs.

La famille campait parfois dans notre arrière-cour.

Ils nous racontaient leurs aventures.

J’ai donné des livres d’histoires à leurs enfants. Je me souviens de Half-Magic, un classique américain.
Plus tard, David parlerait du Pérou avec notre fille Joëlle, qui avait été anthropologue là-bas.

Au Pérou, en plus de suivre les divers mouvements de réforme et de révolution en Amérique latine, ils achetaient tapis, gilets et casquettes, d’alpaga –« écologique », écrivait Dave dans ses dépliants... et « cette laine ne pique pas ». Ils les vendaient au Québec. Dans une boutique du quartier Saint-Roch; à un marché public de Sainte-Foy; au By War Market, près d’Ottawa... Et à Juliaca, ils travaillaient avec des coops de production de linge par des tisserandes et des tricoteuses Quechuas et Aymaras. Ils étaient marchands internationaux d’artisanat andin. Avec un élément « animation sociale ».

Une rupture est venue dans le couple.

David a déménagé sa boutique dans Saint-Jean-Baptiste, à côté d’un estaminet argentin.
Il était là... oh, peut-être un tiers de son temps.

Dave m’appelait parfois ces temps-ci. « Malcolm ! Je suis en ville. On pourrait prendre une bière ? » L’été dernier, je l’ai vu derrière un petit comptoir dressé rue Saint-Jean.

« Malcolm, t'as entendu ? Un gouvernement de gauche vient d'être élu au Pérou. Pas mal hein ? Un gouvernement marxiste ! ». Et puis : « Ma famille m'incite à prendre ma retraite. J'aimerais ça, oui, au Mexique. Le soleil serait
bon pour mes vieux os. Mais pas encore, pas encore, pas encore. »

Oui, je voyais les lignes de fatigue dans le visage de Quijote, dans les gestes de Monte-Cristo. Je ressentais sa solitude, dans sa maison de Saint-Roch. Il avait formé un couple avec une Péruvienne, m’a-t-il dit, et son amoureuse avait été assassinée dans le village. Il était triste. Il était stoïque.

Et cette semaine, une lettre est venue de Lesley qui, j’ai appris, n’était pas retournée en Grande-Bretagne. Elle avait passé les récentes années à Lots Renversés. Elle écrit :

« J'ai pensé à vous, à toi et à Réjeanne, Malcolm. David était chez sa fille aînée, Ismay, à Salt Spring Island, en Colombie Britannique. Il a eu un infarctus en décembre. Mais il s’est rétabli et est sorti de l’hôpital à temps pour Noël. Cependant, dans la nouvelle année, une sorte de pneumonie l’a attrapé. L’a emporté. Désolée d’être la messagère, Malcolm. Love, Lesley. »

Merci, Lesley.
Une Dent, ça sert à mordre dans la vie, non? Salut Dave.

 

Vie et aventures de David-the-Tooth