Par Stéphanie Michaud

Photo : Michaël Pineault

J’avais à peu près 25 ans. J’étais déjà dans le communautaire travaillant à L’Archipel d’Entraide. Ça faisait un bout que je savais que ça arrivait même si ça semblait flou et complexe. Je veux dire politiquement la ZLÉA ce n’était pas clair pour moi. Mais là ça se passait dans ma cour.

On entendait gronder dehors, l’atmosphère était à couper aux couteaux. En rentrant chez moi par les petites rues de Saint-Jean-Baptiste, je me suis surprise à être anxieuse et à remercier la vie de ne pas habiter « dans la zone ». En arrivant chez moi, j’ouvre tout de suite la télé. Mon copain de l’époque, notre coloc et moi y voyons des tonnes de manifestant·e·s à l’orée de notre quartier. Et aussi des tonnes de policiers anti-émeutes.

Ça chauffe. Une drôle de sensation d’entendre le truc à la télé et aussi live dans la rue.

Ça gronde de plus en plus dehors. Je décide finalement de sortir tant qu’à rester chez nous toute seule en colère et apeurée. Je marche tranquillement et je finis par arriver sur la côte d’Abraham.

D’un bord de rue les manifestant·e·s, et la police anti-émeute de l’autre. Ça se regarde, tout le monde est sur les dents, mais il ne se passe rien. Tout d’un coup beaucoup de manifestant·e·s s’assoient dans le milieu de la rue. Je trouvais ça beau comme résistance alors je m’approche pour m’asseoir moi aussi, apaisée, en me disant que ça semblait se calmer.

Je n’ai jamais eu le temps de m’asseoir.

Arrivée aux milieu du sit-in j’entendais des bruits de mini explosions contenues, tout le monde s’est levé et s’est mis à courir partout. Certain·e·s criaient, d’autres restaient sans voix comme moi.

Et la fumée... La fameuse fumée ! Ça commençait à peine et il y en avait déjà beaucoup trop. On était loin de se douter qu’on en aurait pour des jours et des jours.

Je suis au milieu de tout ça, complètement figée, comme au ralenti, je ne comprends rien. Une personne a fini par m’agripper et me sortir de là.

Après un temps de flottement, mon souvenir m’amène directement coin René-Lévesque et Claire-Fontaine. Là il y a du monde et ça brasse ! Moi j’étouffe comme tout le monde. Je panique, j’ai peur. J’ai peur même à ma sécurité, à ma vie. J’ai peur à ce point. Ça crie, ça brasse les clôtures du périmètre de la zone. Mais je me tiens à l’écart un peu quand même. Pas parce que je ne veux pas participer au truc, mais j’y suis par solidarité. Parce que ça fait un bout que je n’en peux plus. Ni physiquement, particulièrement comme mal-voyante, ni émotivement.

Et là ça explose de partout ! Je ne vois toujours rien, j’étouffe encore de plus en plus, mon corps n’en peut juste plus de supporter toutes ces émotions. Je quitte tranquillement. En chemin je prends conscience que mon départ, on comprend, ce n’était pas loin d’un choix de survie. Mais que c’était vraiment choisir le moindre mal. J’ai peine à me rendre chez moi. J’étouffe tellement que j’en suis malade.

Mais ça ne se termine pas là, ça s’active pas mal dehors de chez moi. C’est assez étonnant parce qu’on habite à l’époque sur une rue très tranquille, sur Lavigueur, juste à côté des escaliers de la tour Martello. Je vais donc voir ce qui se passe.

Il y a plein de gens qui ne se sentent vraiment pas bien dans les escaliers. Je commence à rincer les yeux des gens et offrir des coups de pompes pour l’asthme à ceux et celles qui en veulent. Finalement, j’offre aux gens de venir se rincer la face chez moi.

Je vis dans un petit appartement mine de rien. Alors ça se remplit vite de personnes qui vont à la chaîne se rincer le visage dans les lavabos ou qui ont besoin du téléphone pour prendre et donner des nouvelles. Ça dure un certain temps.

Je ne m’en suis jamais complètement remise. Quelque chose s’est brisé en moi. Cette fraction sociale déjà entamée inconsciemment auprès de mes proches s’est accélérée de par mon expérience traumatisante. On ne voyait pas les choses de la même manière, je n’arrivais plus à me taire. C’était un point de non-retour pour moi.

Mais ça a aussi fait germer en moi un besoin de militantisme. Ça a pris plusieurs années avant que je retourne dans une manifestation, mais la vie a fait son chemin. J’ai tranquillement et sûrement continué de me rapprocher de gens et d’organismes comme le Comité populaire, des organismes partageant une vision commune à la mienne. Et peu à peu je me suis mise à militer jusqu’à ce que ça devienne une façon de vivre pour moi.

Le Sommet des Amériques a été un moment marquant et décisif pour moi qui se trouvait déjà un peu à une croisée des chemins, un peu comme le Printemps érable de 2012 pour certain·e·s, je suppose.

 

Souvenirs du Sommet des Amériques