Par Andrée O’Neill

Chaque fois que j’attends le métrobus à l’angle de René-Lévesque et Honoré-Mercier, je ne peux m’empêcher de penser qu’il y avait à cet endroit même, jusqu’au milieu des années 1960 environ, le faubourg Saint-Louis, où habitaient des gens pour la plupart locataires. Des immeubles modestes, des rues étroites, des petits commerces... Un jour, l’État québé- cois leur a ordonné de partir pour pouvoir agrandir la colline Parlementaire. Puis la Ville de Québec a décidé de construire l’Auberge des gouverneurs et Place Québec. La plus grande partie du faubourg Saint-Louis allait être rasée.

Ce que ces locataires ont pu ressentir en lisant l'envoi recommandé du gouvernement, je le sais de première main.

À l’automne 2014, j’ai reçu une lettre de Frank, mon proprio, qui me demandait de quitter mon logement parce qu’il devait y effectuer « d’importantes rénovations » et m’invitait, si je voulais y revenir une fois les travaux terminés, à « discuter » avec lui du « nouveau » montant du loyer.

Sachant que mon voisin avait écopé d’une hausse de loyer de 35 % à la suite du même ma- nège, j’ai refusé la « proposition » de Frank. De l’avis de mon comité logement, son avis ne contenait pas les éléments obligatoires pour être valide. Mais Frank est un rusé; il s’attaque au plus à un ou deux locataires par année, pour qu’entre voisin·e·s on ne se parle pas trop. Il broie ses locataires lentement, mais sûrement..

Frank le finfinaud a beau ignorer ce qu’il faut mettre dans un avis écrit, il sait tout de même que tout vient à point à qui sait attendre. Il n’avait qu’à faire la sourde oreille à mes de- mandes au sujet de l’obstruction du drain pluvial. Ou à remplacer le chauffage au gaz par des plinthes électriques en plein mois de décembre.

L’ambitieux Frank peut aussi compter sur la complaisance de la Ville. Malgré que mon arron- dissement a le pouvoir de faire les travaux urgents et de refiler la facture au proprio, mes plaintes n’ont rien donné d’autre que des constats assortis d'amendes dérisoires. .

Au fond, il allait m’avoir à l’usure, comme plusieurs autres de ses locataires, parce que de savoir mon espace vital menacé était presque aussi insécurisant que la perte même de cet espace. La sonnerie de la porte me faisait sursauter. J’étais constamment à me demander ce qu’il pourrait manigancer pour m’expulser. J’avais lu des récits d’évictions sauvages de gens qui, de retour de voyage, avaient trouvé leurs meubles sur le trottoir et la serrure changée, alors je n’osais plus m’absenter de chez moi plus de quelques heures.

Au bout de trois ans, j’ai baissé pavillon. Les dégâts d’eau du drain pluvial étaient devenus catastrophiques, je ne supportais plus de grelotter et j’ai senti mon équilibre mental me- nacé à très court terme. J’ai donc quitté l’appartement où je vivais depuis vingt-six ans. J’ai aussi quitté, mon quartier et ma ville.

Cet appart un peu vétuste mais calme et très éclairé, je donnerais n’importe quoi pour m’y éveiller à nouveau le matin. Pendant vingt-six ans, j’y ai rêvé, travaillé, appris, ai- mé.J'y ai laissé une partie de moi, comme bien des locataires ont peut-être laissé une partie d'elles ou d'eux-mêmes au faubourg Saint-Louis, il y a près de soixante ans.

L’exemple de Frank n’était qu’un projet-pilote en 2014. Les petits échantillons de cupidité comme la sienne, mis bout à bout, ça finit toutefois par défaire les milieux de vie aussi effi- cacement que les chantiers du complexe G et du boulevard Saint-Cyrille en 1965.

Si nous, locataires, mettions bout à bout nos efforts de résistance, la spéculation et ses effets ne deviendraient plus qu’un souvenir. Les mordus de l’immobilier s’échangent leurs trucs? Échangeons les nôtres. La CORPIQ veut une liste noire des locataires? Réclamons et dressons celle des propriétaires. Les proprios font du lobbying pour adoucir les lois? Inven- tons un lobbying créatif et subtil pour les renforcer. Inspirons-nous, en quelque sorte, de la créativité de Frank. Face aux menaces de rénovictions, ne restons pas solitaires, soyons solidaires.

 

Les rénovictions, la business de tout le monde