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Par Benoit Maheux
Photo : Michaël Pineault
J’appuie sur le bouton pour fermer le micro, la lumière du studio s’éteint, les violons de Polémil Bazar s’envolent et l’émission de radio que j’anime à CKRL se termine. Même si on est vendredi 20 avril, c’est tous les jours dimanche !
Je salue les collègues de la station de radio, Jean-Pierre, Geneviève et encore : « Allez, j’y retourne ! – Merci ! » il est 18 h et ça barde déjà devant le Grand Théâtre, je me dépêche. En main, j’ai un enregistreur mini-disque, le son est bon, je peux capter 90 h de parole et de son d’ambiance. C’est ce que j’avais fait durant l’après-midi, enregistrer les revendications et les commentaires des manifestant·e·s réuni·e·s à l’Université Laval durant la marche jusque dans le Vieux-Québec. Mais à 16 h, mon émission commençait, j’ai mis on air ce que j’avais enregistré avec un fond de musique instrumentale, entrecoupé de Tomas Jensen, des Cowboys fringants, de la Chango Family et encore. J’aimais mon boulot, c’était de l’éducation populaire pur, avec un sentiment d’urgence permanent.
La foule est bigarrée près du Grand Théâtre, je croise des copains vêtus de noir, ils me montrent des outils qu’ils ont dans leur sac : « Vous êtes fous les gars, allez salut ! ». Souriant, j’interroge un monsieur sur la ZLEA, une madame sur son cadre de vie, un groupe sur les effectifs policiers, un autre groupe sur l’altermondialisation, je suis près de la clôture qui s’effondre, je m’étouffe dans la fumée. Je me souviendrai toujours du joueur de cornemuse à travers les gaz lacrymo… Quand j’ai réécouté l’audio enregistré, par contre, on m’entend beaucoup plus renifler et tousser qu’autre chose.
Avec Danne, on se balade toute la nuit, de la rue Saint-Jean à la rue Saint-Joseph, en passant par la côte d’Abraham, descendant sous les viaducs de Dufferin et on joue du tamtam dans une sorte de rave anarchique. J’ai un caillou dans la main et je frappe en rythme sur une rambarde de sécurité, un garde-fou en métal, où il y a un graffiti qui me marquera pour toujours : « It’s our world, let it change ! » J’ai 22 ans et j’y crois. Je parle d’espoir et du nouveau monde possible, je rage d’abattre le capitalisme et de créer cette économie sociale et solidaire tant vantée aujourd’hui mais difficile à mettre en place car les mœurs ne changent tout simplement pas.
Nous jouons au chat et à la souris pour remonter en Haute-Ville, l’escalier de l’Ascenseur est enfumé, l’escalier et la côte Badélard sont bloqués par des flics en armure de football. Dans le contre-jour des réverbères, ils sont menaçants et le ton monte rapidement. Je ne me souviens plus comment je me suis retrouvé dans mon lit, après avoir couru comme un dératé dans Saint-Sauveur. Je pense être passé par l’Aqueduc.
J’habite le 666, d’Aiguillon, une porte rouge comme le diable. Au matin, la fumée de l’enfer est toujours persistante. Ma proprio a sorti le tuyau d’arrosage pour nettoyer les yeux des manifestant·e·s renfloué·e·s dans les petites rues. Devant l’épicerie Moisan, des hippies chantent l’amour et un bulldozer de la police débarque sur Sainte-Geneviève. D’autres gars voulaient faire tomber la clôture et entrer dans le périmètre par le cimetière. D’un seul coup, j’ai du sang sur moi, je rentre en trombe dans la pharmacie, je gueule : « Donnez-moi des bandages ! » Je pique du stock sous le regard du commis, je le remercie et retourne sur Saint-Jean, c’est le bordel, le gars à terre pisse vraiment le sang. Je donne tout aux médics arrivés entre temps, je remarque Charlotte, une fille que j’ai aimé dont la rupture n’est pas si lointaine, on passe la journée ensemble, on mange des pommes, on sniffe du vinaigre, on est heureux et nous en sommes convaincus, nous allons le changer, ce monde.
Je ne sais combien d’heures de paroles d’habitant·e·s j’ai enregistrées pour CKRL lors du Sommet des Amériques. À la programmation d’été, Danne et moi créons une nouvelle émission expérimentale, Kadayti – prononcez « Cas d’Haïti » – à cause du bilan de ce Sommet. Le mouvement de contestation a fait capoter la dollarisation des Trois Amériques, certes, et les décideurs ont fait une petite remontrance à Aristide : « Tentez de respecter les droits de l’Homme » et lui, sacré clown, de répondre à Stéphane Bruno : « Je suis ce que j’étais pour être ce que je serai… » On a gagné cette bataille mais parlons-en du Kadayti : tous les jeudis de l’été 2001, de 19 h à 20 h avant l’Opineur du Chef, les paroles et les sons enregistrés du Sommet, mis en ondes sur fond sonore bizarre, trash, électro-acoustique, « ambiant » ont été diffusés et Gontran et Laurient ont mixé comme les fous qu’ils voulaient être. À cause d’Aristide, de Bush, de Fidel qui n’était même pas là au Sommet, à cause des habitant·e·s de Saint-Jean-Bapt surtout. Surtout les habitant·e·s de Saint-Jean-Bapt. Pour eux, elles. Nous avions traversé un épisode unique, fallait pas perdre la mémoire de ce combat contre ce « fascisme feutré »…
Cinq mois après avril, je prends un café au Bonnet d’âne avant d’aller travailler à la radio. Lhasa chante encore El parajo et Yves Desrosiers s’amuse avec son solo de guitare à 2 minutes 03 de la chanson. Libellule et moi discutons, plein d’espoir de la suite du monde. Soudainement, un cuistot sort de la cuisine en panique et alerte : « Un avion vient de rentrer dans le World Trade Center ! »
Libellule et moi payons et quittons en trombe le Bonnet. Depuis le monde n’est plus le même. Les attentats ont éclipsé le Sommet… C’est con. On aurait pu continuer cette belle lancée.
J’ai essayé de faire court. Ce sont des romans qu’il faut écrire.