Par Charles-Olivier P. Carrier Par les temps qui courent, on entend de plus en plus parler des plate-formes de location à court terme, dont la plus célèbre Airbnb, et de ses effets supposés, réels ou éventuels, sur le quartier. D’ailleurs, des articles de L’Infobourg, parus aux éditions de l’hiver, du printemps et de l’été, ont traité de la question dans ses multiples formes. Mais une question demeurait : qu’en est-il de la situation empirique d’Airbnb dans le quartier ? Le Comité populaire Saint-Jean-Baptiste a voulu éclaircir la question. Selon les données obtenues, il y aurait eu entre 110 et 155 annonces de chambres privées et de logements entiers disponibles dans le quartier au début du mois de juillet, uniquement sur la plateforme de location et de réservation de logements Airbnb. Environ 60 % de ces annonces afficheraient des logements entiers. De cette proportion, au moins 50 % seraient actifs, c’est-à-dire qu’on y aurait accueilli des voyageurs durant le dernier mois. Airbnb Mais évidemment, le coeur des débats actuels sur Airbnb ne tient pas à la possibilité de sous-louer son appartement quelques jours, ou à la rigueur quelques semaines par année. Il réside plutôt dans la possibilité, rendue extrêmement aisée par la plateforme, de louer de façon permanente un appartement (où on ne réside pas) à des touristes. C’est ce que l’on appelle une utilisation commerciale de « logements convertis à l’hôtellerie illégale ». C’est un problème pour le gouvernement du Québec (à cause de l’évasion fiscale). C’est un problème pour les hôtels et gîtes légaux (à cause de la compétition inéquitable). Et c’est a priori un problème potentiel pour nous aussi, citoyens et citoyennes du faubourg, sur au moins deux plans. D’une part, les touristes de passage, qui utilisent Airbnb, remplacent les résidantes et résidants permanents qui animent la vie du quartier (nous y reviendrons en conclusion). D’autre part, avec la masse d’argent que les propriétaires peuvent récolter facilement en louant leur propriété sur Airbnb, le prix des autres logements grimpe inévitablement. Vous avez besoin d’être convaincu qu’Airbnb peut être utilisé de façon commerciale ? Un loft sur la rue Saint-Jean se détaillant à un « modeste » prix de 129 $ par nuit sur Airbnb peut rapporter à l’« hôte » un montant variant entre un minimum absolu de 900 $ par mois, et une estimation de 2 709 $ par mois. À titre de comparaison, un loft similaire dans le quartier, tout inclus, se trouve sur le site web Kijiji pour une somme d’environ 700 $. Logements convertis ? Alors combien y aurait-il finalement de logements convertis totalement à l'hôtellerie dans le quartier ? Pour plusieurs raisons, dont le fait que l'étude n'a pu s'étaler sur une très longue période, le manque total de transparence d'Airbnb, et l'existence de plusieurs autres plate-formes du même genre, il est difficile d'en estimer le nombre exact. Au début juillet, il semblait y en avoir entre 10 et 30, selon la définition de « logement converti » qu’on choisit. La « conversion » renvoie à la transition entre deux états stables : occupé par un résidant ou une résidante, et laissé vacant pour l’utilisation touristique. Le problème survient lorsque l’on tente une définition de la « stabilité ». Combien de temps un logement vacant doit-il être annoncé et réservé sur Airbnb pour être proprement et stablement « converti » ? Si le logement est utilisé pendant deux mois par des touristes, peut-il être considéré comme converti ? Deux mois, dans l’histoire de l’implantation d’Airbnb à Québec – alors qu’il y seulement deux ans on ne trouvait que des miettes d’appartements sur le site –, c’est très long. Évidemment, lorsqu’il est question d’évaluer le nombre de logements convertis à l’hôtellerie illégale, on pourrait affirmer que 10, 30, ou même 98 logements ne pèsent en apparence pas encore beaucoup dans la balance par rapport aux 6 355 logements que comptait le quartier en 2011. Mais regardons y de plus près. Une menace qui en cache peut-être une autre Pourtant, la tendance est lourde. Selon les données que le Compop a obtenues en collaboration avec le site web insideairbnb.org, l’activité d'Airbnb dans le quartier doublerait d’année en année depuis 2014. Si plusieurs des logements qui y sont annoncés sont effectivement des logements convertis, au sens où leur utilisation principale actuelle – voire unique – est l’hôtellerie, leurs statuts semblent parfois changer très rapidement. L’étude approfondie des annonces les plus populaires révèle que plusieurs d'entre elles cachent des offres d’un type différent : de nombreux condominiums nouvellement transformés et rénovés sont mis en location sur Airbnb en attendant d'être vendu. Cette situation peut s’expliquer par deux facteurs :

  • Il est de plus en plus difficile pour les « hôtes » d'Airbnb les plus populaires de se tapir dans l’ombre. Le ministère a récemment embauché plusieurs inspecteurs afin de faire respecter la règlementation. Et pour ceux-ci (ou n’importe qui par ailleurs), un « hôte » disposant de près de 700 commentaires en moins d’un an sur trois annonces différentes (histoire vraie) est aussi subtil qu’un arbre de Noël au milieu de l’obscurité opaque des algorithmes d’Airbnb.
  • Le marché du condo à Québec n’est pas au mieux. Il y aurait apparemment dix vendeurs pour un acheteur. Difficile dans ces conditions pour les entrepreneurs de continuer leurs pratiques habituelles.

Ainsi, ce qui semble ce dégager de cette étude, c'est que la pratique des gîtes touristiques illégaux facilité par des plateformes informatiques comme Airbnb n’est pas cause d’embourgeoisement, mais elle en est un mécanisme important. Si dans un marché immobilier capitaliste, un des freins naturels à la conversion de logement en condo est le marché du condo lui-même –avec la compétition féroce qui le caractérise–, la crainte de ne pas pouvoir vendre son condos peut être réduite par une autre perspective plus flexible : le louer à des touristes par l’entremise d’Airbnb, jusqu’à ce que le marché devienne plus favorable. Ultimement, on facilite ainsi la conversion de logements locatifs en condos. La vérité est qu’Airbnb permet paradoxalement à la propriété comme institution capitaliste de se solidifier tout en acquérant plus de fluidité. Sun Tze disait : « (...) une armée peut être comparée exactement à de l’eau, car de même que le flot qui coule évite les hauteurs et se presse vers les terres basses, de même une armée évite la force et frappe la faiblesse. » En ce sens, Airbnb n’est pas le nouvel ennemi du jour, mais la nouvelle tactique que l’ennemi utilise pour réduire le monde à son image. C’est-à-dire un monde où les rapports humains, vivants, sont médiatisés par l’argent, la propriété et les images. C’est donc là le coeur de la bête : nos rapports avec le monde ; la vie de quartier. Cette étude aura pu nous donner une idée de la situation quantitative, mais il en reste beaucoup à comprendre si nous voulons commencer à saisir nos possibilités d’action… et il faudra agir, très rapidement.


Il existe trois types de locations offerts sur Airbnb : La chambre partagée Il s’agit par exemple d’une place sur un futon. Or, elle a virtuellement disparu du site web et représente moins d’1 % des offres de location sur le site. La chambre privée La chambre privée est… une chambre privée. L’offre peut comprendre un accès à la cuisine et généralement l’hôte réside dans le même appartement. Le logement complet Il s’agit d’un logement complet avec tout ce que l’on peut s’attendre à y retrouver : toilette, cuisine, réfrigérateur, vaisselle, chaudrons, etc. Plus souvent qu’autrement, il s’agit de lofts ou de petits appartements où l’hôte n’est évidemment pas présent.


Tarifs comparés

  • Moyenne des tarifs, par nuit, des logements complets offerts dans Saint-Jean-Baptiste : 115,21 $
  • Moyenne des tarifs, par nuit, dans les chambres d’hôtel à Québec : 119,70 $
  • Tarif d’une chambre avec lit double et vue sur les Laurentides au Hilton : 179 $

Distinction importante

Disons-le sans ambages : Airbnb, ce sont vraiment des « pas fins ». Sans blague, dans ce dossier on se doit absolument de séparer le débat sur Airbnb en tant qu’entreprise et plateforme web, avec ce que cette entreprise rend possible, soit l’hôtellerie illégale ou, plus positivement, une offre touristique complètement originale. C’est que l’on peut arguer – et plusieurs le font – que le tourisme permet à un quartier de soutenir plus facilement certains commerces (bien que ce ne soient pas les touristes qui fassent survivre une quincaillerie !), que la plateforme rend possible à ses utilisateurs et utilisatrices une utilisation de leur appartement nouvelle et originale, ou encore qu’elle permet de nouvelles rencontres tout en arrondissant les fins de mois. Cependant, sur Airbnb, l’entreprise et son emprise sur sa progéniture, il n’y a pas de débat : ce sont des grands artisans de la globalisation capitaliste, des « maudits baveux », dirait-on à une autre époque. Colonialisme Ici ou ailleurs, c’est bien la stratégie d’Airbnb : le colonialisme. Effectivement, leur tactique repose sur leur incivilité, et leur objectif est la soumission des États ou de toute autre juridiction territoriale. Les dirigeants d’Airbnb ont bien fait leurs devoirs : ils ont avalé d’un bout à l’autre l’Art de la guerre. Ils arrivent subtilement et cachent soigneusement les informations qu’ils savent sensibles, et entretemps, ils regroupent leurs forces. Lorsque les États ont finalement compris ce qui se passe, il est déjà trop tard. Ils doivent se soumettre. « Il en met beaucoup », dites-vous. Sans doute. Mais considérez ceci : il serait facile pour Airbnb de soumettre des renseignements au public pour collaborer à l’application des lois. Or, par exemple, à l'heure actuelle il est pratiquement impossible de retrouver l’adresse exacte des offres annoncées sur le site. Je vous souhaite bonne chance pour faire respecter les règlements de zonage dans ces conditions. Cadeau de grec Airbnb aurait pu limiter son utilisation pour la rendre légale, mais quel argent y-a-t-il à faire là-dedans ? Il préfère rendre un service à la population mondiale. Excepté que, au lieu de simplement donner le choix d’ouvrir leur cadeau, il impose lui-même l’ouverture de sa boite de Pandore. Le fondateur d’Über, une autre entreprise de « l’économie du partage » en offre un exemple spectaculaire lorsqu’il affirme sans l’ombre d’un remord que « si nous ne le faisons pas, quelqu’un d’autre le fera à nôtre place ». Pourquoi ne pas alors essayer de faire une cenne avec le projet ? Après tout, c’est vrai qu’avec le gun sur la tempe, personne n’arrête la marche du progrès. Et dans cette histoire, les progressistes sont libertariens. Libertariens Un des plus grands financiers de ces startups, Peter Thiel – par ailleurs un des fondateurs de Paypal et de Facebook –, investit des millions de dollars dans des projets de Seasteading. Ces projets visent la réalisation effective de l’anarchie, une anarchie capitaliste. Le plan à terme, c’est la construction d’îles en eaux internationales, à l’abri des régulations étatiques, de véritables petites utopies capitalistes se faisant compétition dans un « marché de gouvernement ». L’avenir est à nos portes, et pour les financiers qui tentent de nous l’enfoncer dans la gorge, l’avenir est un monde où tout est marchandise, y compris le politique. Et maintenant, comme on le disait au début du siècle dernier, Que faire ? === Extrait du numéro d'automne 2016 du journal l'Infobourg

Airbnb dans le faubourg Saint-Jean : faits saillants